Questions & Réponses Avec Serge Lutens {Perfume Q & A}
Marie-Hélène Wagner:
1- Le goût redécouvert du gingembre semble avoir été ici votre source d’inspiration initiale. Vous êtes-vous dit quelque chose comme, on va tâcher de faire un parfum, beau, intéressant autour de la matière première gingembre? Si oui, quelles facettes olfactives ou impressions précises autour de ce rhizome parfumé avez-vous voulu faire ressortir? Y eut-il des surprises?
Serge Lutens:
Traiter le gingembre comme une simple racine revigorante ne m’intéressait pas du tout. Je souhaitais surtout faire ressortir de cet ingrédient le côté confit, l’idée de luxe, associé au rare.
Comme vous le savez, la première bouchée de gingembre est rarement appréciée. Il fait partie de ces choses demandant un « apprentissage » du goût. La première fois que j’y ai goûté, c’était dans un restaurant vietnamien, au début des années 70. J’ai d’abord trouvé ça détestable. Avec le temps, j’ai appris à l’apprécier. C’est un raffinement culturel......
MHW:
2- Les épices ont eu une connotation de luxe au départ dans la culture médiévale occidentale puisque non-indigènes, puis sont devenues nettement plus communes à notre époque. Ayant perçu que le gingembre pouvait redevenir le support de l’expression d’une sensation de luxe, en le situant dans un contexte adéquat, comment avez-vous essayé de traduire concrètement cette idée d’un gingembre précieux dans Five O’ Clock?
SL:
- Il était nécessaire avant tout de respecter son amertume élégante et faire ressortir son côté confit. Surtout ne pas traiter le gingembre comme une matière fraîche et accommodée ! Plus concrètement, l’ambiance de ce parfum est celle d’un biscuit mêlé de cacao. Cela contribue à donner à ce parfum une élégance singulière.
MHW:
3- Existe t-il par ailleurs une forme de luxe typiquement britannique qui serait différente par exemple de la conception du luxe dans la culture marocaine où vous vivez? Si vous avez travaillé avec Chris Sheldrake, vous a t-il soufflé des idées à ce propos?
SL:
- L’idée du luxe que nous nous faisons de la Grande Bretagne est très liée aux souvenirs cinématographiques. Comme vous le savez, le luxe anglais est également très lié à la colonisation, aux pays rencontrés et transformés par un certain européanisme (Allemagne, Grande Bretagne, France, Italie…).
Pour répondre à la deuxième partie de votre question, ma collaboration avec Christopher Sheldrake ne concerne pas l’origine du parfum. Elle est surtout basée sur la construction en elle-même, ce que je souhaite faire ressortir du gingembre.
MHW:
4- Partez-vous le plus souvent d’une matière première qui vous fascine ou travaillez-vous plutôt à partir d’une histoire ou d’association d’idées et d’images?
SL:
Tout est un tout. Tout part d’un ensemble de choses : un poème de Baudelaire, le parfum, la matière…C’est quelque chose qui avance avec moi.
MHW:
5- Définiriez-vous Five O’ Clock Au Gingembre comme un parfum gourmand ou le thème gustatif est-il finalement secondaire, prétexte à autre chose?
SL:
Pour moi, « Five o’clock au gingembre » n’est pas un parfum gourmand ou gustatif. C’est un parfum rare. Le gingembre évoque le rare et le précieux. Ce n’est pas un ingrédient gourmand mais un ingrédient de connoisseurs.
MHW:
6- Quelles sont vos saveurs préférées dans la vie?
SL:
La saveur de ce que j’aime dans l’instant. Elle change avec le temps.
MHW:
7- Five O’ Clock Au Gingembre est un titre qui semble moins déroutant a priori que certains de vos autres noms de parfums comme dernièrement Chypre Rouge, Sarrasins et Louve. Il semble moins mystérieux en apparence, bien que la mention à caractère onirique d’une Rolls Royce noire glissant au sein d’un paysage hivernal puis d’un manoir anglais où quelqu’un est invité à un tea party et où le thé est servi dans du Wedgwood noir apportent cette part de non-dit (la couleur noire, la neige encore une fois) qui semble être la marque de vos parfums. Five O’ Clock est-ce un parfum différent des autres Lutens (malgré les thèmes familiers de la gourmandise, du thé et des épices)?
SL:
Je ne pense pas. Peut-être ce côté clin d’œil à la façon d’Agatha Christie. « Five o’clock au gingembre », mais oui, c’est bien sûr ! »
MHW:
8- Quelle importance attachez-vous aux noms de vos parfums? Le nom s’impose t-il comme une évidence dès le depart, et sert-il à éclairer le projet, ou fait-il l’objet d’une recherche et d’une concertation en fin de parcours seulement?
SL:
Le nom commence à émerger au fil de la gestation du parfum. C’est en général à la fin du parcours qu’il survient. Pour moi, le nom est capital ! Il identifie le parfum et son univers. Celui-ci est immédiatement donné par quelque chose de court.
Pour la concertation, sachez qu’il n’y en a aucune, si ce n’est la pire : avec moi-même ! Trouver un nom aujourd’hui relève du combat de boxe car les dictionnaires sont presque déposés dans leur entier. Pour trouver un nom, il faut être à la fois funambule et championne de catch !
MHW:
9- Vous semblez dire à propos de Five O’ Clock Au Gingembre que le luxe serait une forme d’illusion. En quoi Five O’Clock Au Gingembre serait l’illusion du luxe, de l’ultime raffinement plutôt que sa réalité? Existe t-il par ailleurs un luxe réel que vous opposeriez à un luxe illusoire ou le luxe est-il toujours profondément pour vous une illusion et ce dans quel sens?
SL:
Je pense que le luxe n’est pas une illusion mais une réalité à la première personne.
Il y a des luxes dorés ostentatoires…et le luxe de se retrouver seul et entendre ses chaussures crisser dans la neige.
MHW:
10- Quelle serait la différence entre un parfum luxueux et un parfum sophistiqué (deux mots que vous utilisez ici)?
SL:
Le luxe tel qu’il est décrit par Baudelaire n’appartient pas à la réalité mais à l’imaginaire.
La sophistication, elle, peut-être drôle mais aussi pathétique et toc. Il n’y pas de réponse définitive, c’est une question de vécu.
MHW:
11- Il semblerait que le luxe et l’unique ici soient présentés comme les signes d’une reconnaissance possible entre personnes en quête de sens et d’affinités. Le parfum est-il plus orienté vers le partage pour vous ou est-ce avant tout l’expression d’une individualité?
SL:
Je pense que LE parfum n’existe pas. Tout est au pluriel. Le parfum peut-être considéré comme une politesse, une affirmation, une parure, une insulte.
Je crois qu’il y a des affinités naturelles qui se créent. Partager n’est pas un but en soi.
MHW:
12- Existent-ils des parfums bon marché que vous aimiez ou appréciez?
Il m’est arrivé de trouver de merveilleuses sources d’inspiration, à deux sous, dans les souks de Marrakech. J’ai fait le tour aujourd’hui de cette ronde charmante et meilleure que ce que l’on peut trouver parfois dans les parfums dits « de qualité ».
MHW:
13- Pouvez-vous nous expliquer ce que sont que les “raffinements invisibles”?
SL:
Les raffinements invisibles sont ce qui fait la différence qui change tout ; c’est le non-dit exprimé.
On les sent, on les devine mais rien n’est montré.
MHW:
14- Peut-on savoir quel sera le thème du prochain exclusif des Salons du Palais Royal?
SL:
Si je vous dis : le parfum…vous allez rire, et pourtant c’est cela ! Vous verrez.
MHW:
15- Pourriez-vous nous dire quels sont les dix parfums, à part les vôtres, que vous conseilleriez aux amateurs de parfums de découvrir, en toute priorité?
SL:
Si j’aimais vraiment un parfum, je vous le dirais mais lorsque je sens un parfum, ma position d’analyste et de critique reprend aussitôt le dessus. C’est pourquoi, il est difficile pour moi de citer un parfum dans son entier.
Des aspects m’intéressent mais d’autres, bien souvent me dérangent…
C’est certainement un défaut, mais c’est aussi une qualité !
MHW:
- Je vous remercie.
Voir la deuxième partie de l'interview
Merci Marie-Hélène pour avoir rendu possible ce rare moment avec Serge Lutens.
Merci à vous Serge Lutens pour être ce que vous êtes, singulier, pertinent, poète et tout simplement génial!
J 'attends avec impatience la sortie de Five O'Clock au Gingembre. Ma curiosité est piquée au vif!
Mais je vous en prie Aline et Valcour. Je suis ravie que vous ayez apprécié l'interview.