Serge Lutens De Profundis (2011): L'Odeur Inquiétante de l'Adipocere ou la Création d'un Accord Funèbre d'Aldéhydes {Compte Rendu Olfactif et Critique}
Anna May Wong by Edward Steichen, 1931
Par Chantal-Hélène Wagner
De son flacon de table, De Profundis de Serge Lutens laisse s'échapper des notes vertes de chrysanthème tout frais, soulignées par de subtiles nuances de résine de sapin. En français, comme d'aucuns le savent, "sentir le sapin" est une expression olfactive utilisée de manière quelque peu familière pour signifier grossièrement que l'heure de la mort est proche, que quelqu'un est arrivé à un âge où le glas va tôt sonner, une allusion au bois utilisé pour fabriquer les cercueils ordinaires - aussi ordinaires que la mort elle-même - et qui se trouvent de facto être agréablement parfumés.
Sur la peau, le parfum libère immédiatement des évocations subtiles et abstraites de senteurs de chair en décomposition et de putridité corporelle. Ces nuances sont discrètes mais néanmoins présentes. Il se pourrait bien que De Profundis soit le premier parfum à avoir reproduit de manière stylisée l'odeur de ce que les médecins légistes appellent l'adipocere, même si la mummia fut un ingrédient des pharmacopées traditionnelles et une approximation de cette idée ...
Durant le processus de décomposition du corps intervient le stade dit de "l'adipocere" appelée aussi "cire mortuaire" ou "cire des tombes" en anglais.
le polygraphe anglais Sir Thomas Brown décrivit cete curieuse substance pour la première fois dans son discours hydriotaphia, Urn Burial prononcé en 1658. Il compare alors celle-ci à du savon de Castille lors d'un processus parfois décrit comme un processus de saponification de la graisse dans le corps humain, post-mortem.
En 1789, Fourcroy osant déterrer les corps des défunts au cimetière des Innocents disait que cette matière ressemblait à quelque chose oscillant entre de la graisse animale et de la cire. Le profil aromatique de "l'adipocere" est décrit comme étant à la fois rancide et doucereux.
Augustus Granville à son tour demeure dans les annales de l'histoire pour avoir fait un soir de 1825 une conférence des plus macabres qui soit présentant la momie d'Irtyersenu dite celle de "La maîtresse de maison" devant des membres de la Royal Society à l'intérieur de cercles de lumière projetés par des bougies fabriquées avec la cire humaine ramassée sur ladite momie âgée de plus de 2600 ans.
Mais De Profundis sent aussi de manière plus vivante ce que l'on décrit parfois comme cette odeur typique diffusée par les personnes âgées, une odeur qui existe bel et bien, selon plusieurs études scientifiques.
Notre propre observation empirique nous a fait constater à l'occasion qu'il existe effecitvement une odeur assez douceureuse mais aussi rancide de graisse évoquant le suif des chandelles, avec une suggestion d'animalité et un soupçon de pourriture.
Une étude de Shinichiro Haze, et al. publiée dans le "Journal of Investigative Dermatology" a révélé que le seul élément aromatique augmentant avec l'âge qui ait pu être décelé est le 2-Nonenal, aussi appelé parfois "l'aldéhyde des bibliothèques" car son odeur évoque celui de vieux livres moisis. En fin de vie, nous sentons les vieux bouquins vermoulus, naturellement. Nous retournons à la matrice de la connaissance humaine.
D'autres comparent l'odeur du 2-Nonenal à de la bière vieillie, du sarrasin, de l'iris, de la graisse et du concombre. En parfumerie, et dans De Profundis en particulier, il semblerait que Christopher Sheldrake et Serge Lutens l'aient capturée grâce à des aldéhydes, lesquelles peuvent révéler une odeur cireuse de chandelle ancienne, mais aussi avec de l'ambre gris, pour une suggestion de décomposition animale. On sent là également une note sucrée insistante faisant penser à un dulce de leche à la cire d'abeille mélangé à de la résine de sapin, le tout agrémenté d'une petite odeur de chicot.
La composition dans son ensemble arrive à suggérer le processus de vieillissement du corps ainsi que celui de la putréfaction des chairs après la mort d'une manière assez stylisée pour être supportable bien qu'un petit haut le coeur puisse intervenir de temps à autres, une fois que vous avez fait le lien avec ce portrait en pied olfactif assez cru de la mort.
Tout comme l'irrespirable Sécrétions Magnifiques de Etat Libre d'Orange, De Profundis vous prend à la gorge et provoque un léger réflexe de vomissement à certains moments de prise de conscience intellectuelle plus claire, mais il est plus facilement portable que le premier grâce en partie aux accents floraux de la fleur de chrysanthème. Les fleurs sur les tombes ne sont pas simplement décoratives mais parfumantes. Néanmoins, le parfum fonctionne bien essentiellement comme un memento mori olfactif.
Serge Lutens a réussi à faire que la mort sente bon, mais son odeur reste inquiétante et dangereuse comme toutes choses liminales.
Pour continuer à construire sa part de révolte dans l'art de la parfumerie contemporaine, Lutens n'hésite pas ainsi à recourir aux catégories du révoltant et du répulsif. L'attraction limite et dangereuse pour le répulsif en parfumerie est bien connue. Il faut toujours qu'un parfum pue un peu pour sentir bon. Mais ici, la connotation est devenue nettement plus inquiétante et suggestive.
Un passant, bon père de famille visiblement, et probablement catholique, découvrant la vitrine macabre des Salons Shiseido au Palais Royal a décrété en se tournant vers les siens que ce spectacle"...était complètement déplacé".
Contempler ces signes de la mort à venir paraissait pourtant assez anodin. Sentir l'odeur de la mort à plein nez, cet accord d'aldehydes funèbres, en revanche, et même de manière allusive dans un parfum captif d'un beau flacon esthétisant, se révèle être nettement plus dérangeant.
Même si êtiez prête à sourire, de nouveau, aux provocations de Serge Lutens, il peut vous faire réagir plus involontairement au détour d'un accord bien pensé, car les odeurs sont comme un coup de poing olfactif, du fait de notre mode de fonctionnement instinctif envers celles-ci.
Voir aussi mes impressions initiales autour du parfum, au cimetière de Montmartre l'année dernière.