Q et R Parfum avec Alberto Morillas: Autour du Lancement d'Iris Prima de Penhaligon's
Alberto Morillas est l'un des grands parfumeurs contemporains et l'un des plus influents sur le plan olfactif. Sans lui, pourrait-on dire, le monde ne sentirait pas de la même façon. Ses compositions sont très équilibrées mais aussi sensuelles, en quête d'une luminosité radieuse. Il est difficile de ne pas aimer un parfum signé Alberto Morillas, le nom se cachant derrière des compositions trop nombreuses pour pouvoir les recenser toutes au pied levé. Sa carrière marque fortement la parfumerie des villes, celle dite de designer orientée vers la mode et le style de vie. Pour Penhaligon's il s'est livré à un exercise plus intime d'interprétation d'un lieu, le English National Ballet, et d'un matériau de luxe, l'iris.
1) Comment s’est organisé la rencontre avec Penhaligon’s sur ce nouveau projet autour d'Iris Prima ? Avez-vous des souvenirs personnels liés à cette maison de parfums ?
C’est la première fois que je travaillais avec Penhaligon’s. Cette maison incarne pour moi un véritable luxe à l’anglaise et un ancrage dans la tradition qui traverse le temps. Une vision qui s’est confirmée tout au long du projet… J’ai tout d’abord rencontré les équipes de développement à Londres, j’ai visité la magnifique boutique de Covent Garden et apprécié les différents parfums existants pour m’imprégner du style de la maison et de leur « palette » d’émotions et d’odeurs. J’ai ensuite assisté aux répétitions des danseurs de l’English National Ballet et à la représentation de Casse Noisette, une occasion unique de voir et « sentir » les coulisses, les costumes, l’atmosphère à la fois intime et grandiose des lieux...
2) Vous êtes très connu pour votre contribution véritablement incontournable en particulier à ce que l’on appelle la parfumerie dite de « designer », celle ressemblant le plus à la mode dans sa culture. Le voyez-vous comme une spécialité, ou un don ? Faut-il avoir des qualités particulières pour sentir ce qu’un grand nombre de personnes vont désirer vouloir porter dans leur vie quotidienne, accueillir dans leurs vies pour marquer des évènements importants ? La parfumerie dite de « niche » demande t-elle les mêmes qualités ou des qualités complémentaires chez le parfumeur, selon vous ?
Je dirais que la parfumerie alternative offre aux parfumeurs une plus grande liberté d’expression. Ce sont souvent des idées fortes, développées autour de belles matières premières, qui demandent au créateur audace et spontanéité !
3) Le choix de la note iris pour une composition reflétant quelque chose de l’âme de l’English National Ballet, est-ce un choix de parfumeur, d’observateur des lieux et des personnes - en l’occurrence Nathan Young et Lauretta Summerscales - ou un choix suggéré par un brief, c’est-à-dire une congruence industrielle?
C’est tout d’abord un choix pour la marque, qui n’avait jamais travaillé l’iris, et un choix personnel, car j’affectionne beaucoup cette matière première. D’autant plus que la maison de création Firmenich met à disposition de très belles qualités d’iris, ce qui m’a fortement inspiré et aidé à développer cette fragrance. Et puis il y a eu cette évidence olfactive lors de la rencontre avec les danseurs et la découverte de l’opéra. Les notes florales, poudrées, boisées, cuirées de l’iris retranscrivent avec beaucoup de justesse l’univers de la danse et du ballet. Et cela s’est confirmé tout au long du projet…
La meilleure qualité d’iris est appelée Iris Pallida, en provenance de la région de la Toscane en Italie, mais il y a également de belles qualités d’iris venant du Maroc et de Chine.
La palette des ingrédients de chez Firmenich offre plusieurs qualités d’iris au parfumeur:
L’absolue d’iris et la concrète d’iris
Les racines de la fleur sont récoltées, lavées et épluchées, puis séchées au soleil pendant 10 jours. Après 3 ans, les rhizomes exhalent finalement leur parfum précieux. Les rhizomes sont broyés et traités avec des solvents volatiles, ce qui donne de la concrète d’iris appellée aussi “beurre d’iris”. Le processus de purification de la concrète élimine tous les résidus et permet l’obtention de l’absolue.
Iris SFE :
L’extrait est obtenu en utilisant une technologie Firmenich permettant l’extraction d’avoir lieu à partir de matériaux secs grâce à l’utilisation du C02. Cela optimise la capture des molécules les plus volatiles et garantit en conséquence la très grande pureté de l’extrait.
La fleur d’iris :
Il n’existe pas d’extrait naturel de la fleur d’iris en parfumerie, son odeur est reconstituée par le parfumeur grâce à sa palette unique d’ingrédients de parfumerie.
4) Vous vous êtes transformé pour un temps en une sorte d’ethnologue des odeurs de l’English National Ballet, pourrait-on dire : est-ce là une nouvelle démarche créative pour vous ? Qu’est-ce-que ce projet vous a appris ? Comment passe t-on de la réalité, que l’on perçoit, à la composition dans ce type de démarche ?
Je vis ma passion et mon métier à travers le voyage et le dialogue direct avec les personnes. C’est la source d’inspiration la plus forte pour moi. Mon inspiration vient de la rencontre avec le client. Leurs mots sont importants. La proximité fait toute la différence lorsqu’il s’agit de créer des parfums.
J’ai donc naturellement apprécié la démarche de Penhaligon’s avec l’English National Ballet. Cette rencontre avec les danseurs a apporté une nouvelle dimension humaine à mon travail de parfumeur. J’ai reconnu des ponts communs avec ce milieu, l’esthétique, l’émotion mais aussi la technique et la discipline. J’ai pensé mon parfum comme une chorégraphie olfactive, dans laquelle chaque ingrédient participe au mouvement d’ensemble et crée une nouvelle fluidité.
5) Le parfum Iris Prima a, cela est frappant, quelque chose d’atmosphérique lorsqu’on le sent pour la première fois avant même de le sentir sur la peau. L’iris semble créer une atmosphère comme si l’on se tenait debout au milieu d’une pièce. Comment avez-vous réussi à suggérer cette sensation? Y voyez-vous un lien avec votre travail pour votre maison de bougies parfumées, Misensir ?
C’est une démarche totalement différente de la création de bougies parfumées. La fragrance recrée bien sûr l’âme des lieux mais va également bien au-delà. Elle retranscrit l’émotion des danseurs, la beauté et la fluidité de leurs pas, elle vit avec la personne qui la porte.
J’ai choisi l’iris absolu au cœur de la fragrance, comme la prima ballerina, qui libère avec charisme la grâce naturelle de sa signature à la fois aérienne et poudrée. Une intensité vaporeuse, insaisissable et intemporelle qui s’accorde à la sensualité charnelle du jasmin Sambac.
Sous l’apparente fragilité de ses pétales, la fleur blanche dévoile ses courbes suaves et incarne l’image d’un corps délicat à la puissance maîtrisée. La magie opère enfin grâce à l’Hédione et à la Paradisone, deux molécules innovantes que j’affectionne particulièrement et qui insufflent à ce cœur floral une modernité rayonnante et un mouvement fluide. En fond, le santal et le vétiver restituent l’âme de l’Opéra, et la majesté d’un lieu imprégné d’authenticité, réchauffé par la vanille et le benjoin.
6) Quelles sont selon vous les caractéristiques de la note cuir que vous avez développée?
Pour cette note cuir, je me suis inspiré du chausson de danse. L’élégance et la souplesse de la matière dégagent une voluptueuse odeur musquée, poudrée et sensuelle, que j’ai enrichie de bois et de baumes pour créer le sillage de la fragrance. Olfactivement, le cuir apporte cette présence invisible, ressentie à même la peau, qui laisse un souvenir mémorable…
7) Y a t-il des choses que vous auriez aimé exprimer mais qui finalement ne « marchaient pas » dans la composition du fait de la matérialité de celle-ci, ou de sa cohérence interne ? Plus généralement, est-ce que vous soustrayez, changez beaucoup lorsque vous composez un parfum ?
Une fragrance naît d’un échange entre la maison de création et le client. Il y a une idée de départ, présentée en tout début de projet, mais c’est une idée qui est amenée à évoluer avec le client, cela parait tout naturel pour que chacun se l’approprie et la fasse vivre. Pour Iris Prima, il y a eu un coup de cœur immédiat pour l’iris. La fragrance a beaucoup évolué mais l’idée est toujours restée très forte, et c’est ce qui de mon point de vue a permis de créer une belle histoire.
Votre Autobiographie Olfactive en quelques questions :
8) Votre premier souvenir d’une odeur ?
L’odeur de la fleur du jasmin dans ma maison familiale à Séville.
9) Quelles sont vos odeurs préférées ?
J’aime beaucoup les notes hespéridées, les fleurs blanches qui expriment une idée de fraîcheur, de sophistication et de joie.
10) Quels sont dans le domaine de la gastronomie les accords, les goûts, les sensations qui vous enchantent le plus?
J’apprécie le mélange des genres, entre cuisine européenne et cuisine asiatique, par exemple. Cela permet de revisiter de nombreux classiques, de leur donner un nouveau souffle – un exercice que je suis souvent amené à faire dans mes créations.
11) Quels sont vos matériaux de parfumerie préférés ?
Je suis très attaché aux ingrédients naturels et je ne peux m’en passer dans mes créations. Pour l’originalité et l’innovation, j’ai également besoin de molécules exclusives créées par Firmenich. Ce qui importe le plus est le recherche d’un équilibre entre le naturel et le synthétique, entre ombre et lumière, force et raffinement. Comme je suis quelqu’un de très visuel, j’aime imaginer mes formules comme des ambiances, avec leurs propres couleurs, contrastes et représentations graphiques, pour évoquer un parfum.
12) Quels sont vos parfums préférés, parmi ceux que vous avez composés ?
Si je devais choisir parmi mes créations, je dirais CKOne, Acqua di Gio et Daisy de Marc Jacobs.
13) Quels sont vos parfums préférés dans la vie ou l’histoire de la parfumerie en dehors de ceux que vous avez composés ?
Généralement, j’aime les parfums qui ont une forte personnalité et du caractère, les parfums qui apportent quelque chose de nouveau sur le marché, olfactivement parlant. L’histoire autour du parfum est aussi très importante à mes yeux. J’affectionne tout ce qui évoque la Méditerranée, un ciel et une eau d’un bleu intense, le soleil et la nature qui accompagnent cette atmosphère.
14) Pourriez-vous définir pour nous ce que c’est que le « duende » dans la culture espagnole et y a t-il un ou des parfums qui illustrent cette notion particulièrement bien selon vous ?
Etant originaire d’Espagne, j’ai passé ma jeunesse immergé dans les couleurs et les charmes de l’Andalousie. Le duende incarne pour moi l'inspiration du parfumeur, la magie et la passion dont il faut faire preuve dans l’exercice de son art.